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"Est-ce qu'ils font ça chez eux?": la délicate question des toilettes au bureau

Un salarié sur deux se dit gêné d'aller à la selle (photo d'illustration)

Un salarié sur deux se dit gêné d'aller à la selle (photo d'illustration) - Namelas Frade - Flickr

Saleté, odeur, manque d'équipement, bruits... Les toilettes sont parfois source de tensions dans le monde du travail. Au point que certains les évitent, en particulier les femmes.

"On retrouvait les toilettes dans un état, ce n'était pas possible. La brossette pas utilisée, de l'urine partout, la lunette dégoûtante", dénonce pour BFMTV.com Jessica, 44 ans, personnel administratif au sein d'un service technique hospitalier. "Franchement, est-ce qu'ils font ça chez eux? Ce n'est pas parce qu'on est plusieurs à utiliser les mêmes toilettes qu'il ne faut pas nettoyer derrière soi."

Indignée par l'état des sanitaires réservés aux femmes que les hommes de son service - majoritairement masculin, 17 hommes et seulement deux femmes - utilisaient, Jessica a collé une affichette pour rappeler que la cabine était strictement réservée au personnel féminin. Un laisser-aller qu'elle ne comprend pas.

"Les toilettes sont nettoyées tous les matins. Comment peut-on salir autant?"

Depuis qu'elle a collé son affichette, les choses vont mieux côté sanitaire féminin. "Mais je n'ai pas osé ouvrir la porte de la cabine des hommes pour regarder comment c'était de leur côté."

Un salarié sur deux gêné d'aller à la selle

Des affichettes exigeant que les toilettes restent dans l'état dans lequel on souhaite les trouver, des mails rappelant les règles de propreté et de savoir-vivre... Autant d'initiatives qui ne sont pas rares dans le monde du travail où la question des toilettes est parfois sujet à tensions. Au point que certains et certaines les évitent.

C'est le "poop-shaming" - soit la honte d'aller à la selle. D'après une étude de l'Ifop pour la société de nettoyage Diogène France publiée en mai 2022 et intitulée "Le 'poop-shaming' au travail: un enjeu managérial, une problématique de genre", plus d'un salarié sur deux s'est déjà senti gêné en déféquant sur son lieu de travail - une tendance plus marquée chez les femmes.

Dans le détail: plus d'une salariée sur deux est même frappée de parcoprésie, soit l'incapacité à aller à la selle en milieu professionnel. Si 57% des hommes se rendent aux toilettes dès qu'ils ressentent le besoin d'aller à la selle, c'est le cas pour seulement 38% des femmes. Parmi les problèmes les plus fréquents: des toilettes sales, insuffisamment isolées du reste des locaux ou pas assez équipées en papier toilette.

"D'autres problèmes ressortent des enquêtes sur le terrain", pointe pour BFMTV.com le sociologue Denis Monneuse, enseignant-chercheur. Comme le fait qu'employés et clients ou professeurs et élèves partagent les mêmes sanitaires. Ou, dans certains secteurs particulièrement masculins, l'absence de toilettes pour femmes.

"Quand les entreprises réflechissent à l'aménagement des bureaux, la question des toilettes est rarement prise en compte et étudiée."

Un sujet traité "de manière triviale"

Légalement, l'employeur a l'obligation de mettre à la disposition du personnel "des cabinets d'aisance", c'est-à-dire des toilettes, séparés pour les hommes et les femmes. Le quota est d'au moins un cabinet d'aisance et un urinoir pour 20 hommes, deux cabinets pour 20 femmes, rappelle l'Institut national de recherche et de sécurité.

Le code du travail précise que ces cabinets "doivent être aménagés de manière à ne dégager aucune odeur", "pourvus de papier hygiénique". Et ajoute: ceux réservés aux femmes "doivent comporter un récipient pour garnitures périodiques". L'employeur doit par ailleurs faire procéder au nettoyage et à la désinfection "au moins une fois par jour".

Mais pour le sociologue Denis Monneuse, également consultant en ressources humaines, "la question des toilettes est très souvent traitée de manière triviale". Les DRH contactées par BFMTV.com n'ont d'ailleurs pas souhaité donner suite. "Il n'y a pas de problème", nous déclare-t-on. Ce que confirme pour BFMTV.com Jean-Louis Zylberberg, médecin du travail dans le secteur de la construction. S'il remarque que certains employeurs y font attention, "d'autres vont minimiser".

Un sujet qui serait pourtant potentiellement source de crispations. "Quand des problèmes liés aux toilettes sont soulevés auprès de la direction, et si le problème n'est pas reglé, cela créé rapidement des tensions", note le sociologue Denis Monneuse.

"Les toilettes étant un lieu où l'on se rend plusieurs fois par jour, pour les salariés, cela donne l'impression qu'ils ne sont pas entendus, que l'on ne tient pas compte de leur cadre de travail et in fine cela créé un sentiment de manque de reconnaissance."

"Certains disent qu'ils vont se laver les mains"

En plus d'être traité avec trop de légèreté, le sujet serait également tabou. "Certains salariés préférent utiliser des euphémismes, par exemple qu'ils vont se laver les mains plutôt que de dire qu'ils vont aux toilettes", remarque Denis Monneuse.

Pourquoi une telle gêne alors qu'il sagit d'un besoin naturel? "Ce qui ressort de nos enquêtes sur le terrain, c'est la proximité liée au fait de partager les mêmes toilettes de son patron, de ses collègues, voire de se retrouver en même temps aux toilettes dans la cabine d'à côté", observe encore le sociologue.

Ce que confirme l'enquête de l'Ifop sur le "poop-shaming" au travail: quelque 48% des salariées et 40% des salariés se retiennent de déféquer aux toilettes tant qu'un ou une collègue y est présente. Et près de la moitié des femmes - un tiers des hommes - renoncent à déféquer s'ils voient un ou une collègue entrer aux toilettes en même temps qu'eux.

Ce qu'analyse le sociologue Julien Damon, professeur à Sciences Po et auteur de Toilettes publiques, essai sur les commodités urbaines. Dans le monde de l'entreprise, "et plus largement dans toute la sphère publique", écrit-il, "les WC circonscrivent une sphère particulièrement privée".

"Ces installations n'en restent pas moins à usage collectif, ce qui, en réalité, limite l'intimité. Dans toute toilette publique, dans l'espace public au sens large, l'isolement n'est jamais total. L'utilisateur est toujours en représentation."

"Ma collègue m'a dit: 'désolée pour le bruit'"

Pour Marie (dont le prénom a été modifié à sa demande), 39 ans, qui travaille dans un bureau d'ingéniérie, le problème est d'une autre nature. "Les locaux sont anciens et mon bureau se trouve juste à côté des toilettes pour femmes", explique-t-elle à BFMTV.com. "L'isolation est à peu près nulle, j'entends tout." Même ceux et celles qui ne se lavent pas les mains en sortant des toilettes. "Ce n'est pas que je les écoute, mais je n'y peux rien, c'est comme si j'y étais."

Qu'il sagisse d'ailleurs de ses collègues féminins ou masculins - les sanitaires de ces derniers se trouvant pourtant à l'étage supérieur - aucun bruit de leur passage aux toilettes ne lui échappe. "Ma collègue le sait et ça la gêne beaucoup, en particulier quand elle a des problèmes intestinaux." Alors quand celle-ci se rend aux toilettes, elle tire la chasse d'eau juste avant et plusieurs fois.

"Elle m'a déjà dit: 'désolée pour le bruit'. On se connaît depuis longtemps, mais bon, c'est quand même très embarrassant."

Quand Marie était enceinte, il lui est aussi arrivé d'aller rendre aux toilettes. "Mes collègues ont tout entendu. Ça paraît comme des petits détails de la vie professionnelle, mais en réalité ça fait tout."

Autre problème dans l'entreprise de Marie: des sanitaires insuffisamment équipés. "Dans les toilettes des femmes, il n'y a pas de lavabo à l'intérieur de la cabine ni de poubelle. J'utilise une cup menstruelle, je ne vous raconte pas la galère." Un sujet qu'elle juge "tabou" au sein de son entreprise. "Sur la particularité des besoins des femmes aux sanitaires mais plus globalement sur les problèmes liés aux toilettes, personne ne s'est jamais posé aucune question."

https://twitter.com/chussonnois Céline Hussonnois-Alaya Journaliste BFMTV